Avec douze guerres opposant la Russie et la Turquie en un peu plus de quatre siècles, il serait tentant de considérer ces deux puissances comme des ennemis héréditaires. Par le passé, la poussée russe vers le sud et le sud-est s’est ainsi souvent faite au détriment de la Sublime Porte. En témoigne, par exemple, le traité de Koutchouk-Kaïnardji (1774) ouvrant aux tsars les portes de la mer Méditerranée, leur donnant la suprématie sur la Crimée et la mer Noire, tout en leur reconnaissant un rôle protecteur sur les orthodoxes de l’Empire ottoman.

À l’inverse, les capitales occidentales sont à plusieurs reprises venues au secours de Constantinople. Citons à ce propos la guerre de Crimée (1853-1856) ; la conférence de Berlin (1878) – qui en révisant le traité de San Stefano a empêché le démantèlement de la présence ottomane dans les Balkans, imposé par la présence de l’armée russe à quelques dizaines de kilomètres de la capitale ottomane ; et surtout l’accueil de la Turquie, inquiète de la poussée soviétique à ses frontières, dans l’OTAN (1952).

Il y a toutefois eu des exceptions à cette opposition, par exemple lors de la restitution à la Turquie, par l’amiral Ouchakov, des îles Ioniennes occupées par la France (siège de Corfou, 1798-1799). Après l’arrivée au pouvoir de Kemal Atatürk (1923), la Turquie kémaliste et la Russie soviétique, également révisionnistes de l’ordre issu des traités de Versailles, de Sèvres et de Lausanne, se sont trouvées solidaires face aux puissances occidentales. C’est dans ce type de révisionnisme qu’elles se positionnent à nouveau aujourd’hui.

Pourtant, cela avait mal commencé. Avec l’effondrement de l’URSS, la Turquie se sent pousser des ailes en Asie centrale et dans le Caucase, où de nombreux pays de langues turciques, renouant avec leurs racines musulmanes, se montrent désireux d’élargir leur horizon diplomatique. Le soutien des Turcs aux maquis tchétchènes est avéré, et certains, à Ankara, caressent le rêve d’une aire d’influence néo-ottomane.

En Syrie, Recep Tayyip Erdoğan soutient activement les rebelles adhérant à l’idéologie des Frères musulmans, tandis que Vladimir Poutine intervient militairement sur le terrain à partir de septembre 2015, afin de sauver le régime de Bachar el-Assad. La crise bilatérale culmine en novembre de la même année, la destruction d’un SU-24 russe par des F-16 turcs causant la mort d’un des pilotes. Les mesures de rétorsion sont immédiates : suspension des vols touristiques (3 millions de touristes russes se rendent alors chaque année en Turquie) et des importations de fruits et légumes turcs (pour lesquels le marché russe est essentiel), ralentissement du chantier de la centrale nucléaire d’Akkuyu et de la construction de nouveaux gazoducs destinés à approvisionner le marché turc (sans interruption de la coopération énergétique), ouverture d’un bureau du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde à Moscou, accusation de soutien à Daech et aux extrémistes islamistes… Les relations semblent détériorées pour longtemps.

La tentative de coup d’État « güleniste » contre M. Erdoğan, survenue en juillet 2016, marque un tournant. Sans que l’on puisse savoir si les services russes ont réellement averti le président turc du danger imminent, M. Poutine a, en tout cas, immédiatement assuré son homologue d’un soutien dénué de l’ambigüité caractérisant les réactions occidentales. La rapidité de la réconciliation surprend de nombreux observateurs : dès la fin de juillet, le président turc se rend à Saint-Pétersbourg et exprime ses regrets pour l’incident aérien imputé à des officiers « gülenistes » félons. Au début de décembre, son homologue lui rend sa visite à Ankara, et même l’assassinat de l’ambassadeur de Russie en Turquie, Andreï Karlov, par des extrémistes islamistes, ne ralentit pas, au contraire, le rapprochement entre les deux pays.

Les résultats de cette réconciliation se font rapidement sentir en Syrie. Dès janvier 2017, Astana (Kazakhstan) accueille le seul format de conférence associant Russes, Turcs (soutiens sunnites des rebelles islamistes) et Iraniens (soutiens chiites du régime d’Assad). On se rappelle que la France s’était opposée, trois ans plus tôt, à la participation de l’Iran à la conférence de Genève organisée par l’ONU…

C’est dans ce cadre qu’est mise au point la matrice de la reconquête du pays par Damas : intervention militaire massive des troupes gouvernementales appuyées par l’aviation russe, évacuation des civils et des rebelles des « zones de désescalade » et des « zones de sécurité » progressivement réduites à la seule enclave d’Idlib. La reprise par Damas de l’intégralité de son territoire ôte aux efforts de l’ONU – d’ailleurs soutenus assez mollement, dans un premier temps, par les Occidentaux – l’essentiel de leur pertinence, et la résolution 2254 de décembre 2015 est rapidement rendue obsolète par l’évolution de la situation sur le terrain.

Simultanément, Moscou propose aux Turcs, aux Kurdes du PYD et au régime syrien une formule permettant à Ankara d’obtenir des garanties sur l’étanchéité de la frontière entre le PYD et le PKK turc (Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme une organisation terroriste par la Turquie et l’Union européenne, entre autres), afin d’éviter la jonction redoutée de ces deux mouvements. Forts de l’appui de Washington, les Kurdes commencent par refuser la proposition russe, avant de l’accepter, faute d’autre choix, face au retrait américain annoncé par Donald Trump le 6 octobre 2019 et au lancement de l’opération « Source de paix » par Ankara deux semaines plus tard.

Au terme de combats violents, les Turcs établissent une « zone tampon » de trente kilomètres de profondeur sur un peu plus d’une centaine de kilomètres de long entre Tall Abyad et Ras al-Aïn, dans le nord de la Syrie, conformément à l’accord passé par MM. Erdoğan et Poutine le 22 octobre à Sotchi. Parallèlement, des patrouilles russo-turques assurent le retrait en douceur des forces kurdes des régions frontalières. Le marché implicite est le suivant : les Kurdes acceptent un certain retour des autorités syriennes dans ce qu’ils considèrent comme leur territoire, en échange d’un départ de leur ennemi turc ; Damas, de son côté, garantit l’étanchéité de la frontière auprès d’Ankara.

Le rapprochement entre Ankara et Moscou s’explique par bien des raisons. D’abord, les deux capitales ont tissé des liens économiques forts au cours des deux dernières décennies : 6 millions de touristes russes se sont rendus en Turquie en 2018 ; les échanges entre les deux pays dépassent les 20 milliards de dollars par an (principalement au profit des exportations russes, supérieures à 17 milliards de dollars en 2019), faisant de la Russie, bon an mal an, le premier partenaire commercial de la Turquie ; le 8 janvier 2020, l’inauguration du gazoduc Turkish Stream a conforté cette dernière dans son rôle de hub gazier en direction de l’Europe ; la centrale nucléaire d’Akkuyu est construite par des entreprises russes selon le principe « build, own and operate » (ces dernières sont propriétaires du site et se paieront sur les livraisons d’électricité) ; enfin, la vente de batteries de missiles sol-air S-400 éloigne un peu plus la Turquie de l’OTAN et l’oblige à renoncer aux chasseurs F-35 américains…

Mais ce sont surtout des raisons politiques qui expliquent le rapprochement. Les deux nations mettent en œuvre une politique « néo-gaulliste » en quelque sorte. Elles « enfourchent » la nouvelle multipolarité de la scène mondiale, dans laquelle chaque pays a des intérêts et des cultures politiques différents qui doivent être pris en considération de manière pragmatique, en dehors de tout bloc ou de tout a priori idéologique. Elles savent exploiter leurs divergences (par exemple en Libye, où elles soutiennent deux camps différents), qu’elles transforment en sujets de discussion, afin de se placer au cœur de la négociation internationale.

Leur méfiance commune à l’égard du monde occidental constitue d’ailleurs un élément de compréhension mutuelle entre ces deux anciens empires dont les logiques de comportement et de raisonnement sont assez proches. Moscou récuse ainsi sur certains points l’ordre européen issu de l’effondrement de l’URSS, tandis qu’Ankara est marquée par le report indéfini des perspectives d’adhésion à l’Union européenne. Le fait qu’Ankara ait renoncé à tout « néo-ottomanisme » en Asie centrale (elle n’a vraiment percé qu’au Turkménistan dont elle est le premier partenaire commercial) au point de demander la fermeture des écoles Gülen, pourtant instruments remarquables de rayonnement dans la région, rassure Moscou.

Cependant, ne nous y trompons pas, la Turquie ne se retirera de l’OTAN que si on l’y oblige (on ne peut l’en chasser), pas plus que les États-Unis ne « lâcheront » un acteur aussi important sur l’échiquier diplomatique. Ankara n’est pas une prise de guerre russe, et Moscou n’est pas la nouvelle alliance turque : l’une et l’autre jouent simplement, et sans doute mieux que de nombreuses capitales, le nouveau jeu de la multipolarité.

Source : Le Courrier de Russie