La Russie est-elle « dépassée » par la tournure prise par la relance du conflit du Haut-Karabakh ? C’est ce qu’écrit le quotidien suisse « Le Temps ». Moscou aurait une position « énigmatique », poursuit le quotidien. Pourquoi ? Parce que l’engagement fort de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan (engagement inédit à ce point) dans la relance de ce conflit aurait dû susciter un engagement en quelque sorte symétrique de la Russie aux côtés des forces arméniennes ? La Russie ne parvient pas « à sortir de son rôle de médiateur », lit-on. Voire, elle pourrait « avoir renoncé à être l’arbitre ultime dans la région ».
Sans prétendre à une analyse complète, voici quelques éléments allant dans le sens d’une autre interprétation : Moscou est contrainte de s’ajuster à des éléments nouveaux résultant de la survenance de ce conflit, mais surtout d’éléments nouveaux intervenus avant cette relance et qui, dans une certaine mesure, pourraient bien l’expliquer.
1) La Russie est depuis 26 ans le « primus inter pares » des co-présidents [E.-U., France et Russie] du « Groupe de Minsk » qui, dans le cadre de l’OSCE, constitue le cénacle diplomatique ‘ad hoc’ de négociation sur le Haut-Karabakh. A telle enseigne que voici ce que disait le 8 janvier dernier M. Stéphane Visconti, l’ambassadeur français au « Groupe de Minsk », devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat : « la Russie a élaboré la base du règlement sur laquelle nous travaillons, qu’on appelle le « plan Lavrov », même si mon collègue russe n’aime pas qu’on l’appelle ainsi. Sergueï Lavrov a, en effet, en grande partie rédigé ces documents de sa propre main, sur la base des fameux principes de Madrid et de ceux tirés de la charte finale de l’acte d’Helsinki ».
C’est dire si l’investissement diplomatique de la Russie dans la recherche d’une solution pour le Haut-Karabakh est grand et que, ce faisant, Moscou ne souhaite pas ruiner 26 ans d’efforts en prenant un parti qui la priverait d’écrire la partition de l’après-conflit, qui plus est dans une zone où ses intérêts vitaux sont en jeu.
2) Moscou est le principal partenaire économique et militaire de l’Arménie, rappelle-t-on souvent. Les deux pays sont liés dans le cadre du Traité de Sécurité collective (OTSC). Oui, mais la Russie est aussi un partenaire économique important de l’Azerbaïdjan et, faut-il le rappeler, son premier fournisseur d’armement, avant la Turquie et Israël ! La Russie a aussi, outre le partage d’une partie du littoral de la mer Caspienne, une frontière terrestre commune de 284 km avec l’Azerbaïdjan – et ce dans une région (la république du Daghestan) dont la gestion politique et sécuritaire est des plus délicates pour Moscou… Enfin, last but not least, deux importantes diasporas, arménienne ET azérie vivent en Russie. Elles sont très difficiles à évaluer numériquement, mais suffisamment importantes (plus d’un million d’habitants, à coup sûr) pour que la perspective d’un conflit de longue durée entre les deux pays inquiète au plus haut point les maires des métropoles où d’importantes communautés de ces deux nations résident (Moscou, Rostov, Krasnodar…et bien d’autres encore – souvent les mêmes d’ailleurs) et où ils craignent des effets collatéraux dans leurs cités.
3) La Russie est, sans aucun doute, le pays étranger le mieux renseigné [ayant les meilleurs réseaux de renseignement à tous les niveaux, et les meilleurs filtres d’analyse qualitative] sur les situations internes de l’un et de l’autre pays (Arménie et Azerbaïdjan). Il n’empêche que des éléments nouveaux significatifs sont intervenus dans la politique intérieure de l’un et de l’autre, au cours de ces tout derniers mois, et que ces éléments n’ont sans doute pas encore été suffisamment analysés et surtout compris, ce qui ne peut qu’inciter Moscou à la prudence.
Quels sont ces éléments nouveaux ? En Azerbaïdjan, il s’agit de purges menées contre certains membres de l’élite du pouvoir réputés « proches de Moscou ». Et c’est surtout le limogeage, en juillet dernier, du ministre des Affaires étrangères Mamedyarov – en poste depuis 2004 tout de même ! – pour sa « mauvaise gestion de la crise avec l’Arménie », un limogeage qui atteste de la montée en influence d’Ankara à Bakou. Ankara cherche désormais ouvertement, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Cavusoglu, à peser directement sur un dossier [celui du Haut-Karabakh] dont la Turquie se sent « injustement » [eu égard à son statut géopolitique de puissance régionale et à sa proximité revendiquée avec l’Azerbaïdjan], écartée.
En Arménie, l’élément nouveau, c’est incontestablement le changement de ton intervenu depuis la « révolution de velours » et l’arrivée de Pachinian à la tête du gouvernement. Dans une interview à la chaîne Al Jazeera, le président (azéri) Aliev déplorait que, sinon les termes mêmes, du moins le climat du dialogue [jamais interrompu jusqu’à très récemment] au sein du « Groupe de Minsk » ait nettement changé et que « le nouveau pouvoir à Erevan veuille repartir de zéro comme si rien n’avait été fait avant lui » (je résume ses propos de mémoire). Qu’en est-il ? Voici ce que disait l’ambassadeur français lors de son audition au Sénat, le 8 janvier dernier :
« Où en est la négociation ? Elle est aujourd’hui quelque peu paralysée, pour plusieurs raisons, la principale étant que les deux acteurs campent sur des positions qui ont rarement été aussi maximalistes, chacun considérant que le temps joue pour lui et renforce ses cartes. […] Bien évidemment, les deux parties jouent un jeu dangereux car seul le temps et les évènements déterminent les gagnants et les perdants, et les lignes de fracture sont difficiles à prévoir. […] La dynamique sur ce dossier doit s’ajuster aux changements intervenus, notamment en Arménie, M. Pachinian ayant déclaré qu’il ne se sentait pas entièrement lié par les négociations menées par ses prédécesseurs (c’est moi qui souligne, JRR). La nouvelle équipe, qui veut plus de transparence, s’interroge sur les principes de Madrid. […] L’Azerbaïdjan affirme avoir joué la carte de l’attentisme, que certains à Bakou qualifient de « bienveillant », en espérant une relance plus favorable des nouvelles autorités arméniennes ». Il apparaît donc que des éléments nouveaux assez substantiels sont venus récemment changer les termes d’un dialogue diplomatique qui, vu de loin, pouvait sembler un peu ronronnant, dans le cadre du « Groupe de Minsk ».
Des éléments nouveaux qui ont sans doute modifié les perceptions que la Russie [qui n’est pas, comme on l’écrit souvent, le « maître du jeu » mais plutôt la puissance régionale dominante et, surtout, le « maître de l’agenda » par le truchement de l’OSCE] avait jusqu’ici des équilibres internes dans chacune des capitales et, surtout, des desseins poursuivis par chacun des dirigeants des deux Etats. Et ces desseins ont bel et bien changé, la relance de ce conflit en est la preuve la plus évidente.
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